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La ligne mobile : l'enjeu du lieu chez Nicolas Pahlisch

 

"Les éoliennes et les mobiles suspendus que le sculpteur suisse Nicolas Pahlisch (1959 - ) confectionne à partir de 1993 prolonge une veine créative amorcée dans les années 80. D’abord proche du mouvement néofauviste berlinois dans les années 80, l’artiste peintre et sculpteur s’intéresse aux paysages, à la lumière, à la distorsion ou au brouillage que tendraient à produire, pour le regard, l’aube brumeuse descendant vers une berge, la nuit neigeuse montant vers la crête. Ses premières peintures traduisent une impression de perte, un sentiment d’incertitude, seules les lignes subsistent, des strates plutôt, comme autant de couches mordant ou glissant les unes sur les autres, les unes vers les autres.

C’est dans cette perspective, mais sans doute de manière plus radicale que se laissent envisager ses sculptures. De formes végétales, rondes, convexes, ou angulaires, les objets métalliques de Nicolas Pahlisch flottent au vent avec nonchalance. Le travail de l’artiste se donne sous cet angle à concevoir comme une exploration de la limite. Limite physique, qui sépare le flottement de la chute. Limite visuelle, entre le moment où le mobile est perceptible à l’œil et celui où il se confond ou disparaît dans le décor, extérieur ou intérieur, qui accueille la sculpture. À la différence des œuvres peintes, où le vide devait sans doute être simulé, naître ou se deviner par les couches de couleurs, c’est l’espace ouvert du lieu qui sert aux mobiles, et autres suspensions, de toile d’ébattement, d’embrayeur de fuite.

Les éoliennes de l’artiste fonctionnent sur un principe d’interaction avec l’environnement. À l’instar de Tinguely, c’est le mouvement et la chance qui intime aux constructions leurs spécificités, leur prodigue leur jeu dans l’air. La différence tient en ce que chez le sculpteur bâlois, c’est le spectateur lui-même qui actionne la sculpture. Sa fonction reste donc, dans une certaine mesure, conditionnée. Le mouvement des « méta-machines » est perçu comme un spectacle vide, de vide. Chez Nicolas Pahlisch, la cinétique est conférée par l’environnement même. Le temps pris par le spectateur à regarder l’œuvre, ainsi que le mouvement (ou le non-mouvement) qui saisit l’installation, se répondent en ceci que l’un et l’autre sont sans utilité aucune, sans référent symbolique nécessaire non plus. L’éolienne frémit, s’agite ou bouge, même si personne n’est là pour la regarder, ou pour y chercher un sens autre que celui de sa situation dans l’espace. Les balancements, oscillations et autre frôlements qui animent les mobiles n’ont d’autre dessein que d’advenir, d’arriver.

On peut ainsi faire l’hypothèse que la correspondance des temps libres, d’un côté voulu par le sculpteur comme production de ses pièces, de l’autre pris par le spectateur à regarder (ou non) ces dernières est avant tout de nature récréative. Il n’arrive que pour signifier le fait d’arriver. Il ouvre un espace aléatoire d’interaction. Cette dernière perspective se veut en même temps la plus radicale et la plus insignifiante (en ceci qu’il n’y a pas d’appel prévu à la signification). L’adresse tombe, pour faire seulement place au renouvellement des conditions du lieu qui se referme sur l’objet. Proches d’une perspective Land Art, les éoliennes de Nicolas Pahlisch s’abandonnent au terrain, à l’environnement, une fois déposées au sein de ces derniers. Le geste de l’artiste qui conçoit et confie son œuvre au lieu, reflète ce donné par lequel, ensuite, tout deux, espace et création, seront amenés à interagir. L’ouverture de la sculpture au vent fait écho dans son incertitude, dans l’absence à laquelle elle se voue, à la perpétuelle remise en cause de l’esprit de création à laquelle se confronte l’artiste. Pour le regard du spectateur pourtant, la liberté est large et rien n’est imposé. Tout au plus l’œuvre met-elle au jour la nécessité d’une mise en disposition de l’esprit à toute intervention d’art. Tout au plus dévoile-t-elle l’expérience esthétique comme phénomène réel. Proposition d’entente avec l’espace, suggestion, mais non des moindres, qu’une interaction est à-créer, entre l’œil et la forme, l’être, et cet « objet », cet objecté plutôt, qu’est le travail du créateur. Et qui dans ce mouvement même vers l’extérieur, abandonne quelque chose comme une altérité.

 

Source : Colin Pahlisch : "La skholè représentée : le temps libre en art entre idéal et résistance" in : De la Skholè au Chill, repenser le temps libre, Genève, KIS Original - Services SA, 2014. 

 

« Agir-sans-agir » autrement dit la pêche à la mouche.

 

Sur la feuille, ces mots griffonnés à la hâte:

- Direction Saint-Triphon 

- Prendre à gauche

- Arrêt de bus in the middle of nowhere.

A partir de là, on s’appelle.

Rendez-vous un matin de décembre tiède et venteux à l’orée du Chablais. Une région étrange, un western improbable. Chevaux dans un enclos, routes secondaires toutes droites se perdant au loin dans la nature ample, ponctuation de traces industrielles, chapelet de villas Sam Suffit, montagnes hiératiques, large ciel, vignes à pic. Contrastes simultanés en chaîne.

Nicolas Pahlisch arrive dans une grosse voiture, une Volvo break. L’artiste est conduit par une des co-directrices de Bex et Arts, Jessica Schupbach. A quelques centaines de mètres du lieu de rendez-vous, vivent Jean-Marc et Sarah, les parents de Jessica.

Jean-Marc, l’homme qui trouve toutes les solutions, la tête de Gladiator, ou de Javier Bardem, c’est selon. C’est lui qui épaule la production des œuvres des artistes présents le temps d’un été dans le grand domaine de Szilassy.

Pahlisch le connaît depuis des décennies. Dans le jardin de la maison, on reconnaît une poignée de sculptures de Nicolas mordues par le vent et l’humidité. Dépôt à ciel ouvert. La nature reprend ses droits, quelques rameaux d’arbres fruitiers s’acoquinent au métal rouillé. L’artiste aime cette possibilité de rencontre entre l’organique et le travaillé.

Un bref passage dans l’atelier de Jean-Marc, un bref regard sur un plan où les deux amis ont pensé l’emplacement provisoire des sculptures prévues au lac de Champex et c’est l’heure d’aller croquer.

La route de remaniement borde l’autoroute, une pensée fleurit, l’art de Pahlisch s’épanouit au contact des chemins de traverse. L’artiste se meut dans le lit de son art comme un pêcheur à la mouche, vigilant, ouvert, et souple.

Virage sur la gauche, L’Hélice. Le restaurant de l’aérodrome de Bex.

Sorte de cantine de rien du tout, échouée aux abords de cette piste d’atterrissage, une cabine téléphonique rouge britannique précédant l’entrée. Aller manger à L’Hélice avec un artiste qui conçoit des mobiles, le parallèle mérite d’être souligné.

L’intérieur du restaurant bruisse de gens qui dînent. De grands tableaux au mur racontant les épopées des fous volants de la région, les fumets de cuisine sont renversants. Régalade.

3 boudins noirs poêlés, 1 menu du jour, Gamay de la région.

On parle vol à voile, goûts, Grèce antique – l’épouse de Jean-Marc est professeur de grec.

Et aussi, il est question des œuvres de Nicolas. De quand date son intérêt pour les sculptures mobiles ? Il se souvient de 1992-93, une exposition à Ecoteaux portant le nom de Girouette.

Le mouvement a toujours existé dans ses œuvres, mais dans un mouvement arrêté. Là, il prend le virage.

Tirer des plans sur la comète, ça n’est pas son genre, mais des traits dans l’espace, ça oui.

Il récupère alors des matériaux glanés en déchetterie.

La forme n’a pas besoin d’être pensée, elle est d’emblée donnée.

Tant qu’il se lance dans des mobiles de petites tailles, ça fonctionne, épiphanies miniatures. Quand il s’agit de changer d’échelle, ça se corse. Les équilibres ne s’imposent plus naturellement, ça se casse la gueule, l’artiste les regarde l’œil en coin.

Il faut passer à autre chose. Oublier la maquette que l’on aurait la tentation d’amplifier. More is different*. Depuis, Nicolas pense à l’échelle 1/1.

Un des artistes qui l’a inspiré : André-Paul Zeller, le « roi des mobiles avant toi », dixit Jean- Marc. Il réalise des hydromobiles. Pahlisch pour Champex-Lac rêve que certaines sculptures soient à fleur d’eau.

 

Entre deux bouchées fondantes de boudin caramélisé, et des coups d’œil sur le ciel lourd d’un orage en suspension, la discussion suit les courants d’air chauds.

Mes sculptures, c’est du dessin. La pierre ? Trop lourd, ça pète, j’aime pas. Le bois, ça pète, le métal c’est mieux. C’est Fontanellaz qui m’a montré comment faire. Pas Gisiger, aux Beaux-Arts. Le pape du métal, c’était lui, par réaction, j’ai suivi la filière sérigraphie et peinture.

Tout part du croquis qui vit ensuite en 3D. L’objet est plus fort que le dessin, question de présence. Il y a davantage de possibilités d’interprétation.

 

Le trait en effet se regarde de partout. La silhouette de Markus Raetz vient se poser un instant sur la table.

Et puis, j’aime bien bricoler. Et trouver le coup de main. J’y suis allé tout seul, à force de faire, j’ai appris.

L’empirisme, la pierre d’achoppement de cet artiste qui procède par l’expérience, bien avant l’élaboration mentale. Dans sa faconde, dans ses gestes, dans son humour, la sensualité de celui qui goûte et qui ne craint ni la chair ni l’esprit. Il en sort un art d’une finesse toujours subtile, une palette de nuances en mouvement qui s’exaltent.

Je travaille avec l’éphémère et l’invisible, même si l’idée de pérennité me hante parfois.

Mon remède contre l’éphémère, faire des séries.

Et puis, j’aime la lenteur. La pulsation du brin d’herbe qui pousse, la croissance silencieuse. La réduction me passionne, elle est le vecteur d’autres possibles, d’autres tensions.

La sauce veloutée du boudin noir porte dans sa réduction tous les ingrédients densifiés, compotés ensemble, distincts et pourtant à l’unisson.

 

Le fer, le métal. Un régal pour l’artiste. C’est souple, c’est plastique. Même l’accident est intéressant, le fer chaud c’est comme du papier. Le dessin toujours sur l’horizon de la sculpture.

Ces mots sont mâtinés du grain de la voix de Nicolas, mâle canaille qui instruit et suit ses élèves au Gymnase de Burier ou à la RTS lorsqu’il vient parler d’art.

Et son art si féminin ? ose-t-on en sauçant l’assiette.

Le féminin est tellement plus solide que le masculin. Je ne crée pas des pièces qui rassurent, mais des pièces qui plient.

Nicolas pense à Tinguely qui disait : « les dents tombent bien avant la langue. »

Vive le mou, le tendre.

La discussion glisse vers Sarah, elle a emmené hier soir ses élèves voir «L'Avare» de Molière. Elle s’est régalée d’observer ces jeunes entrés si voluptueusement dans ce langage, dans cette vision.

Nicolas argumente : on se fait très vite au langage si l’intention est claire. C’est la même chose dans l’art. Le message passe si l’intention est là, toujours.

Vanité éphémère, vanités souples.

Le temps aussi est souple. Sarah est tout de même pressée, elle a un colloque sur le feu.

Face à une œuvre d’art, 3 entrées : celle de l’artiste, celle du spectateur, celle du contexte.

On reprend 3 décis de Gamay.

Si je tombe sur une fée, j’aimerais bien être dans la tête de quelqu’un qui regarde une de mes sculptures.

Les objets que je fais, je les mets dans un endroit agissant, après je ne peux plus rien faire. Comme un metteur en scène face à sa pièce et au public qui vont agir. 

La Nave va. Surgissement fantôme d’une harpe de verres dans cet aérodrome.

Mes sculptures ont un impact sur l’affect. J’imagine que de voir ces éléments en équilibre, ça émeut, enfin, ça met quelque chose en mouvement à l’intérieur. Comme lorsqu’il neige à gros flocons de façon ininterrompue.

Ralentissement, attraction, le temps nous donne sa matière.

Le titre de l’exposition, y a-t-il pensé ? Oui, c’est « Le vol en diagonale. »

C’est une figure de Tai-chi. Depuis quelque temps, l’artiste emmené par sa compagne est passionné par cet art martial dont il pressent que son travail en est imprégné naturellement.

C’est pareil. Toujours ce mouvement de balançoire, pas d’à coup, pas de force et tout se fait cependant. Ne pas résister, et tout peut exister.

Avec l’adversaire, le corps à corps est de mise, on reste en contact, on bouge grâce à la force de l’autre. Mes sculptures, c’est le même principe. Elles ne résistent pas au vent, et pourtant elles restent debout.

Sculpteur de l’air va, sans en brasser.

S’ensuit une grande tirade sur ses origines. Le père disparu très tôt, auréolé d’une mythologie que le fils va nourrir d’images, de paroles jamais entendues, ni vues. Les écoles privées que pilotent ses grands-parents. La pêche à la mouche, les synchronicités de la vie, Pindare et sa théorie du soleil qui même lorsqu’il se cache donne des preuves de sa présence. L’ombre en étant une.

Ça ne sert à rien de faire de travers, ça vient.

Epicure est aussi convié à la table.

Et Champex alors ? Ma mère a toujours adoré cet endroit. Elle aurait voulu vivre à Champex-lac. C’est une partie des étés de mon enfance. J’y développe le goût d’une certaine aridité des plantes de montagnes, rien de spectaculaire, et pourtant elles résistent à tout.

C’est aussi un jardin baroque, entièrement construit, artificiel, un théâtre en somme.

Face à la force visuelle du lieu, tenter l’intégration des œuvres in situ. Les faire exister comme des évidences. Privilégier le dialogue entre ces éléments plutôt que l’apparition.

J’aime imaginer que mes sculptures ont trouvé leur lieu.

Caresse sur le jardin, pas d’intention violente, sculptures à fleur d’eau, offrir d’infimes différences dans le paysage, empreintes légères n’empêchant pas la profondeur.

Rien n’a changé, tout a changé.

 

Le café, l’addition, la montée vers l’atelier à Ollon.

Ça sent le travail et le calme.

Découverte de la Bible de l’artiste, Flora Helvetica. Juste génial. Tu vois là, la grande ciguë, superbe, et sacrée salope tout de même !

Des bestioles, des végétaux, des équilibres work in progress, une jungle avec son chaos ordonné. Une trentaine de pièces sont prévues pour l’exposition.

On peut toucher, on peut entendre le son du mouvement.

On évoque Calder. On avance : mais en fait, c’est de l’anti-Calder que tu fais ?

Nicolas sourit, ça lui plaît, je suis plus poète que technicien, je ne démontre rien.

Tout vit.

Epinglée au-dessus de nos têtes, une feuille, et l’écriture pleine de Nicolas et les mots de Wang Wei.

« Toute la journée, le cœur libre

A l’aise, on pourra boire du vin et pêcher à la ligne

Viens donc, ensemble, nous nous réjouirons. »

 

Et pas très loin, Nietzsche : « Toutes choses à jamais reviennent. »

 

Florence Grivel, décembre 2014. Texte pour le catalogue de l'exposition " Le vol en diagonale" au jardin Flore-Alpe de Champex-Lac 2015

* Philipp Warren Anderson

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